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« vent printanier »

La photo choisie par Leil cette semaine était magnifique.

Je m’en souviens comme si c’était hier. Comment aurais-je pu oublier son regard ? Elle faisait confiance à ces adultes qui l’entouraient. Comment aurait-on pu vouloir lui faire du mal ? On lui avait appris à dire bonjour aux voisins, à remercier, à être discrète, sage. Son regard disait tout cela. Une confiance absolue en ces règles. Elle avait cet air doux et réservé qu’ont les petites filles sages. Certes, la situation devait l’effrayer un peu. Elle avait été tirée très tôt de son lit. Trop tôt pour une petite fille de cet âge. Mais sa maman était là et son papa aussi. Elle les regardait souvent pour se rassurer. Pour s’assurer. Etre certaine qu’elle ne faisait pas un mauvais rêve dans lequel elle aurait été seule face à des monstres. Mais ils étaient bien là, à ses côtés. Ils lui souriaient de temps en temps. Ils trouvaient la force de le faire. Pourtant, eux aussi sûrement étaient terrifiés.

Moi, je me souviens que je l’étais. J’avais 15 ans. J’étais bien plus grand que cette petite fille haute comme trois pommes. Je n’arrivais pas à détourner le regard de son visage. Elle semblait chercher des réponses dans tous ses visages si hauts au-dessus d’elle. Personne ne va me faire de mal ? Dis-le-moi ! Promets-le.

J’aurais aimé lui faire quelques pitreries dont j’avais le secret à l’époque. Mais je n’en avais ni la force ni le courage. Et puis, j’aurais aimé le faire avec le recul mais, à cet instant, je n’avais envie que d’une seule chose, sauter de ce bus, quitter ces gens dont je ne savais pas grand chose si ce n’est que nous avions la malchance d’habiter dans la même rue.

Je l’avais sûrement déjà croisée cette fillette. Aujourd’hui encore, je me creuse parfois la mémoire, je scrute jusqu’aux tréfonds de mon pauvre vieux cerveau pour essayer de la retrouver gaie, souriante, courant dans les rues de ma jeunesse. Je ne vois rien. Je ne retrouve rien que ses grands yeux noirs qui me fixent pour que je la rassure.

Je suis vieux désormais. 70 ans ont passé. Mais je n’ai jamais oublié cette petite fille avec laquelle j’ai partagé un bus en ce mois de juillet 1942. C’était un jeudi. Jour des enfants, jour sans école. Quelle ironie ! Ce jeudi-là, j’ai quitté l’enfance à tout jamais. J’ai grandi très vite. Trop vite. J’ai découvert ce qui pouvait arriver de pire aux hommes. J’ai vu ce que les hommes pouvaient faire à d’autres hommes quand ils ne les considérait plus comme tel.

Elle, elle n’aura jamais grandi très probablement.

Ce « vent printanier » comme ils l’ont appelé, l’a emportée à tout jamais.